Mon arrière grand-père charpentier naval

Ce vieux bonhomme mal fagoté, photographié en gare des Sables d’Olonne dans l’année 1946, c’est mon arrière-grand-père Ernest Denis. Il est mort quelques mois avant ma naissance, mais on m’a souvent parlé de lui. Ernest était charpentier naval. Son chantier était installé autour de l’année 1900 dans la cour du château de Noirmoutier, alors quasiment en ruines. Ma grand-mère me racontait qu’elle devait quelquefois l’aider à poser les bordés juste à la sortie de l’étuve.

Sans même connaître l’histoire de ce vieux bonhomme, et comme quoi les passions sautent les générations, il se trouve que les métiers du bois ont toujours exercé sur moi une étrange fascination. C’est la voie noble que j’aurais choisie si la pression sociale et parentale ne m’avait engagé sur d’autres chemins. Aujourd’hui, l’entreprise artisanale Randoline me permet enfin d’exercer le plus beau métier du monde et de caresser avec tendresse chaque pièce de bois que nous travaillons.

Voilà pourquoi, en mémoire de cet arrière-grand-père, a été baptisé « Chantier naval du Lemboulas » le vieil atelier de bois et de guingois où ronronnent nos machines. A défaut de construire des bateaux, puisque le Lemboulas est un bien humble cours d’eau du Quercy, nous fabriquons et remettons à l’honneur les bâts de tradition, que les hommes ont utilisé pendant des siècles sur les ânes, les mulets et les chevaux là où les charrois ne passaient pas.

Historiquement, l’âne était l’animal-roi de l’île de Noirmoutier, qui assurait le portage du sel sur les étroites sentes des marais salants, sans abîmer le sol. Et curieusement, aussi loin que je me souvienne, j’ai aimé ces petites bêtes douces et courageuses. Sitôt que j’ai pu avoir du terrain est arrivé Ferdinand dans ma vie, bourricot facétieux qui a fidèlement porté mon bagage pendant 15 ans sur tous les chemins de randonnée de la vieille Europe. Notre voyage de noces fut en 1993 le chemin de Saint Jacques, au cours duquel, traversant le Quercy joli, je suis tombé en amour avec ce terroir sauvage et boisé, dans lequel je suis venu poser mon sac quelques années plus tard.

Le bois, l’âne, le bât, saint Jacques, la généalogie, tout concourait à ce qu’un jour naisse sur le causse près de Cahors une idée folle et géniale, qui a pris vie sous le nom de Randoline.

Josette, dont le grand-père était menuisier dans le bocage vendéen, a été là dès le début de l’aventure, avant de prendre une retraite bien méritée en 2018. Puis Isabelle est arrivée en 2019, découvrant la bastologie lors d’une fête que son fils, passionné d’ânes depuis ses quinze printemps (et qui en a fait son métier), animait sur l’île d’Oléron. Elle a apporté dans son panier sa longue expérience professionnelle et son regard féminin sur nos rudes équipements. Claire s’est jointe à l’équipe pour apporter son savoir-faire en matière de cuir. Les bâts de la gamme Randoline sont donc désormais enluminés par la couleur fauve du meilleur cuir qui soit, tanné dans le sud-Larzac.

Construire des bâts c’est notre travail, mais construire un bât, ce n’est pas seulement assembler quelques morceaux de bois taillés à la bonne cote. C’est aussi ajouter une page à cette longue saga des siècles passés, ces milliers d’années d’observation au cours desquels nos ancêtres ont accumulé le savoir et l’expérience. C’est reprendre avec respect les gestes qui ont forgé l’histoire de nos terroirs, c’est donner à nos compagnons de portage l’outil confortable qu’ils méritent. C’est enfin affirmer que le travail de la main, le travail manuel, le travail artisanal, est un formidable vecteur de liberté et de fierté.

Nous voici devenus chez Randoline, par les hasards de la vie et la multiplication des ânes, porteurs d’un lourd fardeau de tradition à transmettre. Qui dit lourd fardeau dit besoin de nombreux bras. Randoline grandira donc encore, c’est le sens de l’Histoire et la loi des Grandes Oreilles.

Jacques Clouteau, ânemestre